Yoga et la théorie des cinq éléments
La philosophie Sāṃkhya, une philosophie d’énumération qui nous parle de l’évolution du cosmos en opposition avec la dualité créatrice / destructrice, ouvre la réflexion sur la transformation.
Le yoga, tout comme l’Ayurveda et la philosophie Sāṃkhya, considère que l’univers (macrocosme) et l’être humain (microcosme) sont constitués de cinq éléments fondamentaux, appelés Pancha Mahābhūta en sanskrit : la Terre (Prithvi), l’Eau (Apas ou Jala), le Feu (Agni ou Tejas), l’Air (Vayu) et l’Éther ou Espace(Akasha). Dans la cosmologie Sāṃkhya, ces cinq éléments grossiers sont les cinq derniers Tattva1 à émerger dans le processus de manifestation du cosmos. Ils émergent de la matrice primordiale (Prakriti), et chacun provient du précédent dans un processus de manifestation progressive. En apparaissant successivement, chaque Bhūta2 conserve les propriétés tout en y ajoutant ses qualités propres. Ainsi, chaque nouvel élément est une transformation, (une augmentation ?) du précédent.
De manière concrète :
Le premier élément à se manifester est Ākāsha, l’éther. Sa qualité essentielle est le son, ou plus précisément la vibration. Ākāsha ne peut être perçu que par l’ouïe : il n’a ni forme, ni température, ni goût, ni odeur. C’est l’espace intérieur qu’ouvre la méditation, ce silence vibrant dans lequel le mental peut se déposer, et où l’être peut simplement être. Il est directement lié au chakra Viśuddha, centre de la gorge, associé à l’expression, à l’écoute profonde et à la clarté intérieure. Cet élément est imprégné des qualités de Sattva, la pureté, la légèreté, la transparence.
De Ākāsha naît Vāyu, l’air. Comme Ākāsha, il peut être entendu, mais il devient également perceptible au toucher. Il évoque le mouvement, la légèreté, la circulation. On le retrouve dans les postures d’équilibre (comme Hasta Tolasana), dans la pratique du prāṇāyāma, et dans la dimension vibratoire du chant, que ce soit les mantra ou l’invocation à Patañjali. Vāyu est relié au chakra Anāhata, le cœur, là où souffle et espace se rencontrent. Son essence est sattvique, propice à l’expansion et à l’ouverture.
Par friction de Vāyu naît Agni, le feu. Il apporte la chaleur, la transformation, la digestion physique et psychique. Cet élément est en lien avec Maṇipūra Chakra, centre du feu digestif, de la volonté, du rayonnement. Il s’incarne dans les āsana qui activent la région abdominale, comme les torsions (Parivṛtta Sthiti). Agni est un mélange de sattva et rajas — c’est le feu clair qui met en mouvement, mais qui peut aussi consumer.
Par condensation de Agni émerge Jala, l’eau. Elle est fraîche, fluide, douce, adaptative, elle relie et nourrit. Contrairement aux idées reçues, la méthode Iyengar ne valorise pas la rigidité : on y cherche la fluidité dans la structure, une circulation libre dans un cadre précis. C’est dans l’ouverture des hanches, l’allongement de la colonne, et la qualité du souffle que l’eau trouve son chemin. Jala correspond au chakra Svādhiṣṭhāna, centre du plaisir, de la connexion et de la sensualité. Sa nature mêle sattva et tamas — une lenteur féconde.
Enfin, Pṛthvī, la terre, se forme par solidification de l’eau, par sédimentation. Elle est la plus dense des cinq, celle qui incarne la stabilité, l’ancrage, la densité, la résistance à l’effort. On la convoque dans les postures debout (Utthiṣṭha Sthiti), par l’engagement des pieds et des jambes, pour développer l’endurance, la structure, le lien au sol. Pṛthvī est associée au chakra Mūlādhāra, la racine. Son essence est profondément tamassique — lente, stable, enracinée.
Ce processus suit la logique d’une condensation progressive, passant de l’immatériel, l’insaisissable Éther au très concret et tangible de la Terre.
(edit Robin : le tableau va être techniquement refait)
| Élément | Nom sanskrit | Sens associé | Chakra | Qualités (Guṇa) | Manifestation en pratique |
|---|---|---|---|---|---|
| Éther | Ākāsha | Son / vibration | Viśuddha (gorge) | Sattva ++ | Méditation, silence intérieur, chant de mantra, conscience subtile |
| Air | Vāyu | Toucher | Anāhata (cœur) | Sattva ++ | Prāṇāyāma, postures d’équilibre (Hasta Tolasana), ouverture du souffle |
| Feu | Agni | Vue / chaleur | Maṇipūra (plexus solaire) | Sattva + Rajas | Torsions (Parivṛtta Sthiti), activation du feu digestif, transformation intérieure |
| Eau | Jala | Goût / fluidité | Svādhiṣṭhāna (bassin) | Sattva + Tamas | Ouverture des hanches, allongement de la colonne, équilibre entre tonicité et douceur |
| Terre | Pṛthvī | Odorat / solidité | Mūlādhāra (racine) | Tamas ++ | Postures debout (Utthiṣṭha Sthiti), ancrage, endurance, densité, structure |
B.K.S. Iyengar, avec ses enseignements précis, presque chirurgicale et son sens aiguisé du détail, incarne pleinement la présence des Pancha Mahābhūta. Le pratiquant qui a déjà quelques années d’étude sur le tapis va les faire vivre, respirer, vibrer dans la chair. La méthode Iyengar repose sur une compréhension fine du corps comme un champ d’énergie où chaque élément trouve sa place et interagit avec les autres. Ainsi, dans la rigueur de la forme naît la subtilité des forces : la Terre s’enracine, l’Air circule, le Feu transforme, l’Eau connecte, l’Espace accueille.
Ce que l’ont constate dans la méthode Iyengar c’est que l’apprentissage débute avec les postures debout. Donc comme point de départ la terre, l’enracinement, le lourd, grossier, pour aller vers le plus subtil des postures aériennes et aux qualité akashiques. C’est donc le sens inverse de la création mais répondant au même principe de transformation : on garde les qualités des postures debout et on ajoute les qualités plus subtils, nécessaires aux séries plus avancées, comme les postures d’équilibres et inversions. Qui ne maîtrise pas les postures debout aura beaucoup de peine à accéder aux autres familles de postures proposées dans la méthode Iyengar.
Depuis mes débuts en tant qu’enseignante de Hatha yoga — où la rigueur et la structure pédagogique ne sont pas aussi claires ni aussi organisées que dans la méthode Iyengar — j’ai observé des différences flagrantes de progression chez les élèves débutants. Si les élèves iyengis passent beaucoup de temps à répéter les postures debout pendant les premières années, cela développe chez eux un tonus, une force musculaire, des qualités d’ancrage, une certaine mobilité et une base de confiance. En effet, au bout de quelques mois, ils sont capables de tenir plusieurs respirations dans les postures debout, et, pour la plupart, de monter les jambes en Śīrṣāsana contre un mur. Ils ont encore besoin du soutien-Terre que représente le mur, et ils en comprennent les bénéfices.
Alors que la majorité des élèves à qui j’ai enseigné de manière plus éclectique — en mêlant dès la première année les différentes familles de postures — rencontrent des difficultés à tenir Ardha Chandrāsana ou Vīrabhadrāsana III sans perdre l’équilibre. Seuls celles et ceux ayant un tempérament naturellement posé, une attitude calme et un ancrage déjà présent y parviennent.
Concernant mon étude personnelle sur le tapis : ayant une nature très feu et peu de peurs, j’ai eu la chance — si l’on peut dire — de monter assez vite sur la tête, dans l’espace, et d’explorer avec joie les extensions arrière. Ma nature tout feu, tout flamme, mais aussi anxieuse et agitée (Pita-Vāta en Ayurveda), m’empêchait de rester longtemps dans les postures (surtout debout). Je me détournais quasi systématiquement des postures assises et des extensions vers l’avant. Il m’aura fallu presque dix ans de pratique régulière de Hatha yoga, couplés à quatre ans de rencontre avec la méthode Iyengar, pour commencer à toucher aux grâces de l’ancrage, et aux bienfaits (que mon corps et mon mental réclamaient tant) des postures vers l’avant, telles que Uttānāsana ou Paścimottānāsana. Elles sont passées du statut de bêtes noires à refuge et source de paix.
Au fil de mon parcours de yoga et de connaissance de soi, j’ai traversé de grandes périodes de doute. Ma conscience s’élargissait avec une pratique que je qualifierais aujourd’hui d’assez hasardeuse. J’ai vécu de grands moments de désespoir, où je sentais le mental m’envahir, les Vrittis s’agiter, et un état anxieux s’installer. Aussi, depuis la puberté, j’ai souffert de troubles digestifs. Mon corps n’assimilait pas les nutriments — comme si je ne gardais rien — malgré un bon appétit, mon corps restais maigre et incapable de se réchauffer. Voulant coller au profil de ‘la bonne yogini’, je me suis astreinte, pendant des années, à une diète végétarienne qui ne me convenait pas ; j’étais perpétuellement fatiguée et agitée(restless).
J’ai observé une corrélation très forte entre les moments où je perdais du poids et une agitation mentale accrue. Ce n’est que lorsque j’ai abandonné le régime végétarien strict, et augmenté ma consommation de graisses (les éléments Terre et Eau), que j’ai ressenti une sensation nouvelle de cohésion, d’alignement — un premier vrai rapprochement vers un équilibre à la fois psychique et physique.
Il m’est arrivé plusieurs fois de me demander si la pratique du yoga — et l’élargissement de la conscience en général (je pratiquais aussi la méditation Vipassana) — n’était pas néfaste à mon équilibre psychique. Me sentir de plus en plus poreuse et ouverte au monde m’a confrontée à des zones de moi que je préférais éviter. Des fragilités, des noirceurs que je voulais mettre sous le tapis. Or, on ne referme pas la boîte de Pandore de la conscience une fois qu’elle est ouverte. J’ai dû faire avec ce qui était là. Je n’ai pas eu le choix : il m’a fallu apprendre l’humilité, l’endurance, la patience — qui ne faisaient pas du tout partie de mon système par défaut.
Je suis aujourd’hui convaincue que la pratique est un véritable allié pour la santé mentale (et globale). Comme me l’a dit mon mentor : « On peut tout traverser avec la pratique du yoga Iyengar. » J’apprends donc à explorer mes zones d’ombre, à oser une pratique qui, il y a quelques années, m’aurait rebutée. Plutôt que de flatter mon égo et de me caresser dans le sens du poil en saluant le soleil en boucle et en enchaînant des séries d’Ūrdhva Dhanurāsana sans questionnement, je prends soin désormais d’écouter ce qui est vivant en moi avant de me jeter sur le tapis.
En période dépressive ou de perte de puissance, je m’emploie à rendre les postures debout quotidiennes. Quand l’anxiété prend le dessus, souvent accompagnée d’une grande fatigue, je veille à ne pas rater une occasion de poser mon front contre une brique, dans des extensions vers l’avant ou des postures restauratives.
En dehors du tapis aussi, je tente de me reconnecter aux éléments qui me manquent en période de déséquilibre — comme une manière de prolonger la pratique dans le quotidien, d’y insuffler la conscience des Pancha Mahabhuta.
Si j’ai besoin de plus d’ancrage, je retourne à la Terre (Prithvi), à son autorité passive. Cela se matérialise par des marches en forêt, des repas plus riche, une nourriture réconfortante, je privilégie la marche au vélo, je ralentis le rythme, j’allonge mes nuits, j’utilise une couverture lestée, j’annule des rendez-vous, je fuis l’agitation et l’exposition au vent. Je me coupe des échanges trop vifs, des discussions chargées qui éveillent en moi l’élément Feu ou stimulent trop l’Air. Je mets l’intellect en retrait.
Quand la confiance vacille, et la force m’abandonne je vais cultiver le feu mais comme il est ambivalent (si je suis vidée, il me brûle ; mais si je suis trop éteinte, il me ranime), j’y vais avec parcimonie ; des repas chaud, épicés, des bains de soleil de quelques minutes, des bougies, un sauna.
Je cherche aussi les qualités enveloppantes et douces de l’eau avec des tisanes, je m’autorise à des bains chauds, musique douce, contacts affectifs sécures. Je recherche la fluidité émotionnelle de l’eau qui nettoie, et qui console.
Si je ressent du stress, un manque d’espace je vais invoquer L’Éther avec le silence. L’acceptation du rien. Je met des bouchons dans mes oreilles et m’offre des moments sans objectif, sans production, je cultive l’ennui. Je médite sans attente. Je laisse venir les sensations, les souvenirs, les blessures — je les regarde passer, comme des nuages.
C’est ainsi que j’essaie d’incarner, même en dehors de ma Sādhana formelle, une écologie subtile de l’être, où chaque élément trouve sa place, et où le retour à l’équilibre passe par l’écoute fine des forces à l’œuvre en moi.
Dans mon organisation d’enseignante, je choisis un thème par semaine (pas aussi strict que dans la méthode Iyengar, mais dans un esprit proche), que je développe et adapte à mes différents cours. Je construis une série que je décline pour répondre aux différents niveaux de mes élèves. Une grande partie d’entre eux étant débutants, ou en train de découvrir certaines postures, je démontre beaucoup. Et je vois mon humeur évoluer en fonction de ce que je transmets, si je ne contrebalance pas avec une pratique personnelle adaptée.
Par exemple, si une semaine je dois démontrer principalement des extensions arrière sur douze cours, je vais me sentir très énergique, pleine de confiance et transmettre avec vigueur. Mais si ma pratique personnelle n’est pas suffisamment présente et orientée vers la Terre, l’ancrage, le retour au calme… arrivée au vendredi, je suis irritable, intransigeante avec mes élèves, et mon ego déborde.
Il m’arrive aussi de ne pas savoir à l’avance quelle famille de postures sera travaillée au centre Iyengar. Parfois, il me suffit de capter l’énergie dans le regard de mon professeur pour reconnaître le feu des arrières ; ou bien, au ton doux de sa voix lors du centrage, de deviner que nous allons explorer le Prāṇāyāma, les sphères plus éthériques et subtiles de la pratique.
1 Tattva : en sanskrit signifie vérité ou principe essentiel
2 Bhūta : les cinq éléments grossiers